jeudi 10 juillet 2014

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Vouloir faire l'éloge du silence n'est pas affirmer l'inutilité de la parole. Les mots ont leur pouvoir, ils ont une puissance unique et indéniable. Mais cette puissance peut s'épuiser, et pour la retrouver ou la conserver il convient de la maîtriser et d'en trouver l'équilibre à tenir entre le discours et sa retenue. Il y a des temps de parole durant lesquels il est nécessaire de s'exprimer, mais à ceux-ci s'adossent des temps de repos et au contraire des temps d'action. Parfois il faut agir, parfois il faut s'abstenir, parfois il faut parler, parfois il faut se taire. Apprivoiser le silence c'est trouver cet équilibre, savoir discerner les moments où l'on a trop parlé.
Le silence n'est pas l'absence de sons, puisque il y en a toujours. Il y a toujours le battement de notre propre corps, notre vibration intérieure qui résonne en nous. Sans cela, nos environnements sont bruyants. Le silence dont on parle ne peut alors se rechercher que contre la parole, le langage articulé, le discours humain. Il est recherché comme moment de relâche, comme son double négatif. Le silence intérieur visé par la méditation apparaît alors très difficile à atteindre, mais laisse envisager que l'on puisse le trouver dans le bruit.

Dire c'est faire. Sûrement parce que nous sommes des êtres doués de parole nous pensons que le langage articulé est la meilleure manière de communiquer, et oublions parfois même qu'elle n'est pas la seule. Pourtant les paroles ou les écrits ne sont qu'une forme particulière de l'action. On pourrait persévérer à croire que les mots sont les seuls capables de rendre compte des concepts, des idées. Mais si les mouvements de notre bouche, de notre langue viennent rompre le silence pour mettre en forme des émotions, des perceptions et leur donner un nom, les catégoriser et ainsi les relier les uns aux autres dans des ensembles ; j'aime cette idée qu'il est tout aussi bon d'apprivoiser le silence, se détacher des mots qui enferment, qui limitent. J'aime cette idée que si dire c'est faire, alors on peut faire sans dire, ce qui veut dire que si dire c'est montrer, signifier, alors il y a autant à montrer et à signifier dans chacun de nos actes.

On peut craindre le silence du secret, du mensonge, du non-dit. Le silence ainsi entendu est le plus bruyant, le plus éloquent, car au lieu de ne rien dire il dit tout. Il fait dire à celui qui se tait tous les maux possibles qu'on n'ose imaginer. On a beau se répéter l'adage qui voudrait nous conforter dans l'idée que l'absence de nouvelle en est une bonne, il y a toujours une limite au-delà de laquelle elle devient mauvaise. On craint ce silence car de lui tout peut arriver, il peut nous mener à toutes les conclusions et surtout les pires, et nous mène à travers les scénarios les plus improbables. Le silence est l'inconnu, et l'inconnu c'est bien connu, est celui d'où émergent nos peurs.
Pourquoi ne nous contentons-nous jamais de l'évidence des données brutes : si l'autre ne dit rien, c'est qu'il n'y a rien à dire, et s'il n'y a rien à dire, il n'y a aucune raison de s'inquiéter. Mais notre instinct nous apprend à nous méfier de l'immobilité, car l'inertie c'est toujours la mort. La vie c'est le mouvement, le changement. De ces prémisses alors très simples on comprend pourquoi nous fuyons le silence. Mais ce qu'on craint dans le silence ce n'est pas l'absence des mots, mais l'existence des actes dont on préférerait ignorer l'existence mais aussi dont notre curiosité nous pousse à vouloir la connaître. Que se passe-t-il ? Où est-elle ? Le silence se fait le terreau de la jalousie. À l'heure où la vitesse de la communication se rapproche de celle de la lumière, ne pas entendre l'autre ne veut plus dire qu'il se tait, mais qu'il ne me parle pas, et s'il ne me parle pas c'est qu'il parle à quelqu'un d'autre. Voilà comment le jaloux peut entendre le silence.

Il y a le silence du malaise, celui qui appelle la parole mais dont l'écho de son absence résonne dans le vide. Il y a le silence de la confusion, celui de la gêne, de l'intimidation, du respect. Il peut être court en étant le plus lourd, et s'étendre infiniment de toute sa légèreté. Il peut être celui de la réflexion et précède pour le préparer le discours. Il y a le silence que l'on impose pour nous empêcher de parler, et le silence qui arrive quand on n'a plus rien à dire. À chaque situation correspond une forme de silence, car à chaque parole correspond une forme de son absence. Car si le silence est mauvais ce n'est que lorsqu'il entoure la maladresse des mots, leur agressivité, leur violence et tout ce qu'on peut imaginer appartenir au discours. Mais le silence s'apprivoise. Dans le creux des mots, dans les respirations des souffles articulés il est possible de trouver le lieu d'une complicité, un espace de compréhension qui dépasse la conjugaison.

Se taire puis faire. Il n'y a pas « un » silence. Le silence n'est pas la matière informe de la parole. Le silence est l'envers de la parole, il est son ombre. Et dans l'ombre du dit, dans l'ombre du flux parfois trop lourd de vocables on peut retrouver de la fraîcheur, de la sérénité. Le silence n'est pas toujours une ombre qui se referme sur la parole, elle peut s'apprivoiser et devenir un espace de dialogue, de rencontre dans lequel la communication prend une forme non verbale. Le silence qui n'est pas un mutisme laisse au contraire résonner le corps, il met en retrait l'ouïe pour mieux éveiller le toucher et le regard. Le souffle de l'autre qui vient envelopper mon cou a une intensité, une douceur et une température, une fraîcheur qui peut être chaleureuse. Les yeux qui se font face et plongent l'un dans l'autre en disent suffisamment. La caresse sous toutes ses formes, dont le baiser en serait la plus intense revêt aussi plus de sens que les mots ne pourront jamais porter. Peut-on ou doit-on parler de phénomènes qui dépassent la description physique ? Ce qui est sûr c'est que le silence a des vertus inestimables. Au delà de l'intimité même dans laquelle les mots ne sont pas nécessaires, on peut faire l'éloge du silence comme capacité à se montrer authentique.

Ceux qui en parlent le plus en font le moins. Cela peut paraître paradoxal d'essayer, avec des mots, de montrer que ceux-ci ne sont pas nécessaires. Mais s'ils ne sont pas toujours nécessaires, il s'agit simplement de montrer que leur utilité est restreinte. Le silence a son rôle à jouer. Le silence au sens large regroupe alors les actes silencieux, que ce soient de simples gestes comme des attitudes ou des comportements plus généraux. Agir c'est se positionner, c'est s'engager dans telle ou telle direction et c'est donc toujours dès le premier geste manifester une partie de sa volonté, ce qui n'est détaché d'aucune signification. Comment savoir ce que pense vraiment l'autre ? La question de l'acte, de la parole et du silence pointe vers la recherche de sincérité et d'authenticité, sinon de vérité. Mais la question encore plus subtile est de savoir ce que je pense vraiment moi-même. Et c'est de là que peut partir notre critique de la parole et des promesses. Les paroles engagent toujours les personnes qui les énoncent autant que les promesses. Les paroles ont toujours valeur sinon de promesse au moins d'authenticité pour celui qui les pense. Il y a toujours un fossé entre ce que l'on dit et ce que l'on pense : « tu dis ça, mais le penses-tu vraiment ? ». Si une proposition peut être fausse, un acte ne l'est jamais.

Je pense qu'il est toujours bon de se vouloir se rapprocher de la sincérité par le dialogue, par l'échange verbal. Mais la sincérité, l'honnêteté ne porte jamais absolument que sur les actes et relativement sur les pensées. C'est pour cela qu'on ne peut pas tout se dire. Paradoxalement il y a une sorte de lâcheté à se taire car dire ce que l'on pense c'est prendre un risque. Ce risque c'est de confronter des mots qui peuvent ne pas être appropriés aux idées ou de confronter des idées qui peuvent ne pas être appropriées à l'autre. Le silence serait un gage de retenue avec lequel se rassurerait en avançant à petits pas. Je ne sais pas ce que l'autre pense, je ne veux pas éveiller le conflit ou je ne veux pas décevoir ou être déçu-e et pour cette raison je me tais. On peut comprendre la volonté de silence de cette manière. Mais ce n'est pas une fuite, tout au plus c'est un détour, un ralentissement. Le silence encore une fois doit laisser place aux actes. L'acte ne trompe pas. Je peux répéter cent fois à l'autre que je veux faire ceci ou cela, mais la parole ne prend de sens que quand ce qu'elle veut montrer prend forme à travers un acte. Quelle valeur prend alors la parole par rapport à l'acte qu'elle vise ? Ne peut-on pas s'en passer ? Je dirais que l'on peut et que l'on devrait. La question plus révélatrice est en fait de savoir quelle valeur prend une parole qui n'est suivie d'aucun acte ? Au risque de me répéter on comprend que c'est l'action qui donne du sens aux mots et aux idées. Ne pourrait-on alors pas dire que c'est le silence qui donne sens à la parole ?
Les actes peuvent trouver des réponses ou des échos dans la parole, mais cette parole se fait alors toujours interprétation. Mais l'interprétation de la parole qui interprète déjà elle-même un acte renvoie alors à un degré encore supérieur le risque d'erreur et de maladresse là où l'on chercherait à découvrir une vérité, une sincérité. Ainsi si les paroles engendrées par des actes sont toujours dans l'interprétation, les actes qui se répondent par des actes semblent éviter le piège des malentendus.
La parole est toujours une projection dans le temps, dans le passé, dans le futur. Si elle est dirigée vers le passé, elle ne peut faire qu'interpréter et ne rien changer ; si elle s'appuie sur le présent pour le décrire on voit vite qu'elle n'est pas nécessaire ; quand elle vise le futur elle est de toutes la plus incertaine. Parler c'est toujours se rassurer dans une spirale d'interprétation. On interprète des faits, puis ces discours d'interprétation deviennent eux-mêmes des faits que l'on peut interpréter, et ainsi de suite. Comment savoir quand il faut s'arrêter ? Quand le débit de parole se détache-t-il du réel ? Comment savoir si ces lignes écrites et lues ne sont-elles pas qu'un ultime retournement de la pensée sur elle-même ?
De quoi parlons-nous la plupart du temps ? Nos discours deviennent des discours sur les discours, et l'on en oublie toute référence à l'action concrète. En ce sens plus nous parlons et plus nous visons les idées, moins nous agissons.
Les actes quant à eux sont toujours présents, les actes passés sont en fait des souvenirs soumis à l'interprétation et à la parole, et les actes futurs n'existent que dans les bouches aussi. Le présent est le temps de l'action et le présent semble le plus authentique, le moins soumis aux spéculations de son existence.

Il y a le silence du faire et le silence de l'être. Il manifeste plus que l'absence de son pour devenir le son de l'absence. Avec les moyens de communication à notre disposition le silence marque le fait de ne pas se manifester, de ne pas répondre, de ne pas donner de signes. La relation à l'autre, qu'elle soit parentale, amicale ou amoureuse se construit autour de la distance, et donc de l'équilibre entre la présence et l'absence, entre l'écoute ou l'échange et le silence. Le téléphone portable, les réseaux sociaux nous offrent la possibilité de communiquer mais cette opportunité peut devenir une contrainte, une injonction permanente à donner des signes de présence. Ainsi, qu'importe le fond des messages que l'on s'envoie en privé ou que l'on poste sur nos interfaces publics, l'important est de rompre le silence, de ne pas le laisser s'immiscer entre nous. Pourtant, apprivoiser ce silence c'est faire la preuve d'une confiance envers l'autre, s'en détacher pour mieux le retrouver, et entretenir la distance nécessaire à toute relation. Est-il bon de pouvoir tout se dire tout de suite ? Est-il mauvais de ne pas le faire ? Nous changeons nos habitudes et nos comportements avec les technologies qui évoluent mais gardons à l'esprit que ces habitudes prises comme normes ne posent pas de valeurs absolues. Apprivoiser le silence de l'absence c'est apprendre la retenue et le souvenir. Je peux prendre en photo, filmer ma vie entière pour la « partager » sur le net, mais qu'est-ce que cela m'apporte à moi, et qu'est-ce que cela apporte aux autres ? L'important quand on pense à des êtres chers ce n'est pas vraiment le contenu, ce qu'on veut partager c'est le désir de l'autre, le manque, le sentiment de l'absence qui bien que supportable ne laisse pas indifférent. Le silence de l'absence nous effraie car il fait écho à notre solitude intérieure. Briser le silence c'est montrer qu'on existe, montrer qu'on est .

Politique
Les mouvements sociaux visent souvent en substance à porter la voix des sans-voix, de celles et ceux qui ne se sentent pas représenté-e-s par les représentant-e-s institutionnelles. Pour autant la première action politique en tant que telle serait de se manifester, c'est-à-dire saisir l'espace publique comme lieu de la politique, s'en saisir directement et l'occuper. Les slogans ou revendications viennent faire écho au silence politique des dirigeants. Même s'il s'agit de sortir d'un silence, la fin de la politique est l'action, le résultat plus que le discours. Les belles paroles politiciennes sont toujours au devant des actions. Les discours changent, évoluent, s'adaptent mais rien ne change. On nous rassure comme une mère ou un père chanterait pour bercer et endormir son nourrisson. Les politiques ne font rien de bien mais s'ils ne disaient rien cela serait trop flagrant. Alors ils continuent à agiter leurs langues de bois et tentent de se convaincre, eux-mêmes d'abord, qu'ils agissent et agissent dans le bon sens. Parler moins et agir plus, voilà la formule appropriée.
Apprivoiser le silence c'est aussi apprendre à maîtriser sa parole, et savoir la partager. Quand suis-je légitime à monopoliser l'espace d'échange et quand est-il préférable de me mettre en retrait même si j'ai des choses à dire ? Toutes les paroles se valent-elles ? Faut-il préférer se taire quand on a trop parlé même si personne n'a rien à dire ? ...

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