2. L'illusion
de gratuité
Que représente l'argent aujourd'hui ? On voudrait nous faire
croire qu'il est la juste récompense de nos efforts, le fruit de nos
labeurs, nos larmes et nos sueurs ? Comment expliquer dans une
telle logique naïve et hypocrite l'énorme abysse qui sépare les
riches des pauvres ? Le mérite ? Allons, cela fait
longtemps que nous avons cessé d'essayer d'y croire. Mais de la même
manière, ne nous laissons pas avoir par ce fruit empoisonné qu'on
nous offre à chaque coin de rue. Nous faire croire que nous pouvons
vivre dans un monde « gratuit » est une pure fantaisie à
une échelle macro-économique. Que veulent-ils au juste ? Nous
acheter ? Nous amadouer ? Nous endormir ? Ne soyons
pas dupes le sournois s'habille de transparence et l'hypocrite
d’honnêteté, dans le doute nous pouvons toujours rêver mais plus
le sommeil s'étend et plus la conscience s'éteint.
La fabrication d'un produit, tel qu'il soit, a un coût. Il a un coût
en matière première, en main-d’œuvre, en conception
principalement. La délocalisation n'empêchera pas à l'objet d'être
le fruit d'un travail, la production en méga-série non plus. Tout
objet créé est l’œuvre d'un agent extérieur, que ce soit la
nature ou l'homme, ou encore l'homme à travers ses machines. Bien
sûr, un échantillon gratuit signifie que le consommateur n'a
pas à payer pour l'acquérir, ceci étant il a une valeur certaine.
De même certains collectionnant des séries d'objets dits gratuits
qui sont offerts avec l'achat de produits de consommation standards
peuvent aller jusqu'à débourser de grosses sommes pour un objet qui
n'a pas de prix. Mais l'inévidence ne se manifeste pas
principalement dans l'objet palpable. Maintenant nous vivons dans
l'ère numérique, l'ère du service, l'ère virtuelle et c'est avec
son avènement et la dématérialisation de notre rapport au monde
que la valeur des choses se perd dans un flou économique plus ou
moins voulu.
Mais peut-on réduire la gratuité à l'absence de paiement ?
Non. Quand il n'y a pas d'argent en jeu un échange procède du don.
Je peux donner mon sang parce que personne n'a du payer avant pour
créer la matière qui le constitue. La nuance est subtile (c'est son
essence) mais un objet gratuit n'est pas donné, il est offert (en
considérant qu'offrir suppose l'acquisition préalable de l'objet).
L'induction malencontreuse consiste à croire que puisque je ne paie
pas un service ou un bien, personne ne le paie. Idéal communiste ou
piège capitaliste ? C'est plus compliqué que cela.
Dématérialisation
La dématérialisation entraîne une dé-responsabilisation, une
distanciation du service. Dans un monde matérialiste à la fois au
sens social mais également ontologique l'objet en tant que matière
incarne la référence, de sorte que ce qui n'est plus palpable n'est
plus valable. A force, l'imperceptible devient sans valeur, gratuit.
Le boîtier de connexion est payant mais l'internet est gratuit. Le
téléphone est payant mais les communications sont gratuites. Le
disque d'un artiste est payant mais son contenu est gratuit. L'erreur
est grossière mains communément répandue. D'un autre côté, il
faut bien renvoyer la pierre à celui qui nous la jette. En
attribuant de la valeur à des choses qui n'existent pas physiquement
et en spéculant dans le vide, ce n'est pas étonnant que la valeur
des choses chute à ce point. Ce n'est pas parce qu'il est difficile
ou inimaginable de mesurer sa valeur qu'internet n'en a pas, d'un
point de vue économique (sans entrer dans des considérations sur la
nécessite du progrès, du savoir, du lien social...). Là où la
gratuité est dangereuse c'est qu'elle dissout l'importance
des répercutions qu'un objet, un bien, un service peut avoir sur son
milieu. La gratuité peut se révéler l'excuse, l'alibi. Personne
n'est coupable mais tout le monde est fautif. Payer une chose
implique le sujet, le rend acteur, le pose dans une certaine
position. Ne pas payer c'est délaisser ce lien qui peut unir l'objet
et son non propriétaire. Cette chose étant gratuite, elle
n'est à personne et personne n'en est responsable. Les ressources
naturelles sont d'une valeur inestimable, certains pourtant croient
toujours qu'elles sont gratuites, et si la Terre appartient à tous,
certains sont néanmoins davantage responsable quand ils la souillent
et la détruisent.
Gratuité et Démocratie ?
Les quotidiens gratuits distribués aux sorties des métros semblent
être un pas vers la démocratisation de l'information. Mais en quoi
est-ce une prise de pouvoir par le peuple davantage que la
télévision ? Le support est différent, il est cette fois
justement matériel, mais l'objet n'est pas fondamentalement
révolutionnaire. La démocratisation de l'information suppose en
effet en partie une plus large diffusion de celle-ci, il est pourtant
illusoire d'amalgamer la gratuité avec celle-ci. Pourquoi ?
De quelle gratuité parlons-nous ? De journaux quotidiens
historiques qui ont toujours été payants ou de substituts
développés avec le concept ? L'idée de quotidiens qui
deviendraient gratuits est évidemment alléchante, mais ce qui
existe aujourd'hui est différent. Ce ne sont pas les mêmes
contenus, dans la quantité comme la qualité. Oui l'information doit
être partagée par tous mais ce genre d'initiative ne prend-il pas
le risque (conscient ou même voulu?) de creuser l'écart social qui
existe entre deux catégories de lecteurs ? Le principe
démocratique s'applique dans l'idée que tout le monde paye la même
chose pour avoir les mêmes droits. Nous en sommes malheureusement
loin de manière pratique.
3. Sans
or on s'en sort !
Avec la
flambée des prix, de l'hypothétique coût de la vie émergent
différents concepts de gratuité qui s'opposent. Tandis que certains
voient dans l'argent une nécessité absolue, la gratuité
est pour eux une manière d'arrondir les fins de mois pour ne pas
avoir à dépenser tout l'argent qu'ils pourront gagner : des
échantillons aux offres promotionnelles, jeux consommateurs...
D'autres peuvent aussi remettre en cause le système
financio-centrique dans lequel on vit et considérer non pas la
gratuité comme
quelque chose de supplémentaire mais d'élémentaire ! Le
pragmatisme nous rattrapant toujours il faut avouer que ce qui
constitue plus une idéologie philosophique n'est pas non plus sans
résultats. Peut-on vraiment échanger sans régulation économique
ou monétaire ?
L'échange existe et est à la base même de l'économie et de la
société. Mais il semblerait que plus on reçoive et moins on donne.
Cependant si il y a bien une gratuité à défendre c'est celle du
troc, de l'échange volontaire détaché de système monétaire.
D'une manière symbolique déjà car c'est la preuve d'une volonté
de certains de s'affranchir des symboles de l'argent. La véritable
gratuité est le don de soi, de son temps, de son savoir.
Un objet a toujours une valeur d'usage et on oublie trop souvent la
dimension historique d'un objet pourquoi ? Les nouveaux objets
font l'histoire sans en faire partie, ils n'ont pas le temps d'entrer
dans le présent qu'ils sont déjà passés, ceci évidemment en
raison d'un système de production effréné. Tenons bon ! On
voudrait nous faire croire que nous avons un besoin illimité
d'objets mais la logique la plus élémentaire nous montre à quel
point cette idée est absurde.
Une zone de gratuité est
un endroit où chacun peut déposer un objet et/ou en prendre un.
Mais rien ne l'oblige à prendre pour donner ou donner pour prendre.
C'est finalement un pas de plus vers l'émancipation de l'objet et de
l'argent que le troc n'avait pas réussi à franchir. En plaçant les
valeurs des objets les uns par rapport aux autres ils font perdurer
l'idée de comparaison et de valeur marchande, tout en effaçant ce
qui pourrait être la valeur « propre » d'un objet, mais
qui est en fait complètement subjective. Un ami m'a dit un jour
qu'une bonne affaire se concluait quand le vendeur et l'acheteur
étaient tous deux satisfaits du prix perçu/émis pour l'échange.
Personne n'a les mêmes valeurs, personne n'a les mêmes besoins, les
mêmes envies que son voisin. Un objet insignifiant peut combler une
personne gratuitement
et rendre quelqu'un indifférent, même si celui-ci y a mis le prix.
Ceci est d'autant plus vrai avec les œuvres d'art et le marché
contemporain qui est complètement dominé par l'argent. Qu'est-ce
qui distingue un bon artiste d'un artiste médiocre ? Le premier
coûte cher...
Finalement chacun fixe la valeur des choses qu'il utilise, comme on
dit « tant qu'ils trouvent des cons pour payer ». Ce qui
n'est pas dit c'est que c'est la même chose avec le gratuit, tant
que les gens accordent de la valeur aux choses, alors les choses ont
de la valeur, qu'importe le prix. La question est de savoir quelle
valeur accorder à tous ces objets, gratuits ou excessivement chers ?
C'est nous qui décidons par nos actes trop souvent inconscients.
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